Un Ga’ d’ Falaise…(*)

NDLR (pour les non normands):
*: ga’ d’ Falaise = garçon de Falaise(*) en référence à la « Légende du Gars de Falaise et de sa lanterne »

NDLR (pour les habitant des contrées lointaines)
*: Falaise = ville normande où est né Guillaume le Conquérant(*)

NDLR (pour les anglais amnésiques)
*: Guillaume le Conquérant = un ga’ d’ Falaise aussi

Le 6.11.2018, nous ajoutons la lettre ci-dessous, émouvant remerciement pour notre travail:

Introduction:

C’est au cours d’un mini rangement que je remets la main sur une petite plaque métallique de militaire datée de 1915. Elle traîne dans l’oubli depuis déjà plusieurs semaines (et avant nous années) et je décide de réveiller ce souvenir.
Un ami d’enfance m’a déjà remis des documents familiaux et à la suite d’un deuil récent durant l’été il a complété ce don d’une autre branche de sa famille, sachant qu’ainsi, chez nous, l’ensemble serait soigneusement conservé, la plaque qui me posait question étant restée en attente sur mon bureau. (Voyez en bibliographie référence de ce fonds).
Une courte recherche, facile vu les moyens actuels sur les morts pour la France de la Grande Guerre, me permet d’identifier le propriétaire de la plaque et une histoire intéressante à raconter. Après confirmation auprès de mon ami, je peux faire le lien avec différentes cartes postales photo de cette archive…
La machine est en marche pour que Bruno, qui adore ce genre d’investigation, vous propose une histoire reconstituée absolument authentique, illustrée des documents originaux ainsi que d’imagerie issue de nos collections personnelles.

Collection Sylvie et Michel CATHERINE.

Recherches et rédaction Bruno BONNET

 

 

Le début de l’histoire

En partant d’une simple plaque de laiton trouvée dans une boîte, comment nous pouvons retrouver le parcours, hélas bien bref, d’un soldat normand, « un ga’ d’ Falaise » comme on dit ici, mort pour la France loin de chez lui.

Dans la boite, aussi quelques photos dont certaines portent des annotations. Commence alors pour nous une enquête des plus passionnantes, et grâce à internet, sans quitter notre nid douillet…

 

Qu’est ce que cette plaque?

une petite recherche rapide sur internet avec les mots « plaque laiton 1915 » nous amène très vite sur un site qui nous donne la solution:

image provenant du forum www.lagrandeguerre.cultureforum.net

Il s’agit d’une plaque d’identité militaire modèle 1881, et le forum nous apporte toutes les informations utiles:

Nous savons donc que c’est la plaque d’identité de Louis BISSON, classe 1915, recruté à Falaise sous le matricule n°9!

 

Faisons connaissance avec Louis:

Donc un petit tour aux Archives Départementales s’impose…

Le site des AD du Calvados (www.archives.calvados.fr) dispose d’une base de donnée sur les « Registres Matricules » et nous y trouvons notre homme:

A la cote 1R/420, dans le registre de Falaise pour 1915, à la page du matricule n°9:

né le 21 mars 1895 à Estrée la Campagne, de Joseph Alexandre Bisson et Louise Georgina Lecerf. Maréchal à Maizières,

carte de visite de Louis (à Falaise?)

incorporé au 11e RAC (Régiment d’Artillerie de Campagne) à Rouen, le 18 décembre 1914.

Donc là, nous trions les photos de la boite et nous trouvons cette carte-postale photo:

carte-photo que Louis écrit à sa sœur le 24.11.1916

nous reviendrons ultérieurement sur le verso de cette carte (écrite de la main de Louis), mais nous pouvons déjà lui donner un visage… (confirmé par le donateur du fond)

et sur une autre photo:

dans son bel uniforme du 11e RAC avec sabre et éperon

il est reconnaissable à sa mèche de cheveux (châtains) et son visage (rond au front fuyant, et au nez cave), ses yeux (bleus), et sa belle taille (1m74)… dixit sa fiche matricule! le n° du régiment est bien lisible sur le col.

Et nous trouvons aussi cette autre carte-photo:

la pancarte indique « Guerre 1914 / 15 » soit 15 pour classe 1915

Notre poilu est-il dessus? en tous cas, les bottes et l’uniforme indiquent des artilleurs…

C’est bien Louis au centre de la photo, il a alors 20 ans et vient d’être incorporé à Rouen.

 

La guerre de Louis:

Nous avons identifié Louis, avons fait connaissance avec son apparence, maintenant nous allons voir son parcours.

Pour cela il existe deux sites formidables…

-www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr. où vous trouverez toutes les informations possibles sur les soldats morts pour le France, mais aussi et surtout les journaux de marche des unités.

-www.gallica.bnf.fr (la bibliothéque nationale de France) où vous trouverez l’historique des régiments

Dans l’historique du 11e RAC, nous apprenons que Louis, avec son régiment a participé à:

  • la stabilisation du front de l’Aisne jusqu’au 9 mai 1915
  • la bataille de l’Artois de mai à octobre 1915
  • la bataille de la Somme de octobre 1915 à mars 1916
  • la bataille du Soissonnais en mars 1916
  • la bataille de Verdun du 5 avril au 30 mai 1916, dont la prise du fort de Douaumont
  • les Eparges du 20 juin 1916 à sa mutation

c’est dans la Meuse à St André en Barrois qu’est prise la photo du 24 novembre, ainsi que celle-ci, du 30 novembre:

Louis (à droite) n’a pas 22 ans sur cette photo… 2 ans sur le front, cela vous marque

mais revenons sur la fiche matricule…

et nous voyons qu’il est incorporé au 1er Régiment d’Artillerie de Montagne le 28 février 1917, 3 mois après la photo ci-dessus.

 

Un normand dans les troupes de montagne:

Le 1er Régiment d’Artillerie de Montagne, composé de plusieurs batteries, est engagé sur plusieurs fronts: en France, l’Alsace,  les Vosges, l’Argonne, la Champagne, puis Verdun… mais aussi en Orient avec la Serbie à partir de septembre 1915, Salonique, Nord de la Grèce, Corfou…

l’incorporation de Louis au 1er RAM en février 1917 est la conséquence de la réorganisation de ce régiment, les batteries sont organisées en Groupes. Plusieurs batteries supplémentaires sont créées en vue d’un renforcement de l’Armée d’Orient, la 52e batterie devient le Groupe Tétu, du nom de son capitaine, chef de Groupe. Ce groupe est composé de 3 batteries, les 74e, 75e et 76e.

Bien sur, le métier de Louis est un argument pour être affecté à l’artillerie où le principal moyen de transport est à cette époque le cheval, ou le mulet pour les troupes de montagne. Mais la principale raison de son affectation aux troupes de montagne est sa taille de 1m74!

Voici un extrait du site www.histoire-passy-montblanc.fr:

Le bâtage du mulet, une opération… délicate

Extrait d’un texte du général Aublet concernant le chargement et le déchargement du mulet :
« Le bâtage du mulet était une opération délicate car il fallait d’abord par le jeu de sangles bien placées et bien tendues assurer une parfaite cohésion du bât avec le dos du mulet sous peine de blesser ce dernier, ce qui aurait entraîné l’indisponibilité de l’animal. Le chargement du matériel sur les bâts s’effectuait ensuite au fur et à mesure de son démontage ; chaque fardeau était soulevé et littéralement projeté en l’air au moyen de leviers par trois ou quatre servants avant d’être délicatement posé sur le bât et solidement arrimé. Cela exigeait non seulement des servants grands et forts – le recrutement n’envoyait que des recrues mesurant au minimum 1,70 m – mais aussi une parfaite coordination de leurs mouvements pour ainsi manipuler les fardeaux pesant presque tous plus de 100 kilos. »

Notre bon normand? un grand costaud et en plus maréchal-ferrant, donc habitué aux équidés!

Cette image chromo est nettement antérieure au conflit, mais elle illustre bien le contexte de l’artillerie de montagne avant 1914. Coll. SetMC

 

Jolie cp avec mulets chargés (vers 1910) Coll. SetMC

De février à juin 1917, Louis s’entraine dans la région de Grenoble puis début juillet, il gagne Marseille où les hommes prennent le train pour les Dardanelles, via l’Italie. Quant aux mulets, aux canons de 65mm modèle 1906, et aux munitions, ils sont chargés à bord du Eloby, un paquebot-cargo.

extrait du journal de marche de la 74e batterie du groupe Tétu

extrait du journal de marche de la 75e batterie du groupe Tétu

Avec les animaux et le matériel, quelques hommes embarquent sur le navire car il faut s’occuper des mulets.

Nous n’avons pas le journal de campagne de la 76e batterie, mais nous pouvons supposer que le personnel embarqué est le même que pour les 2 autres batteries, soit en tout 3 officiers, 3 vétérinaires ou médecins, 3 sous-officiers, 3 brigadiers et 123 hommes, dont notre ami Louis. Et n’oublions pas les mulets!

Dans son document « L’Affaire Grecque, guerre 14-18 », le Lt de Vaisseau Guiot du service historique de l’armée donne un inventaire du chargement de l’Eloby… mais il semble erroné car il ne cite que 2 batteries (où est passée la 3e?), et son inventaire de 15 officiers et 736 hommes ne cadre pas avec les journaux de marche des unités.

De plus, tous les rapport ultérieurs sur la perte de l’Eloby ne mentionnent qu’une centaine de militaires à bord, même si ce chiffre est erroné comme nous le verrons plus loin, il ne pourrait être comparable avec 750 hommes! on peut toutefois retenir le nombre de « ‘chevaux » (dont beaucoup de mulets), car le bateau a vraiment transporté tous les « chevaux » du 1e RAM.


extrait de « l’Affaire Grecque », https://gallica.bnf.fr

 

 

le Navire:

voici ce que nous avons trouvé sur ce navire sur le site www.forum.pages14-18.com:

ELOBY Cargo (1913-1917)

Chantier : Irvine’s Shipbuilding C°, Middleton, West Hartlepool, Grande-Bretagne.
Commencé : 1912
Mis à flot : 12.09.1912
Terminé : 22.02.1913
En service : 1913
Retiré : 1917
Caractéristiques : 6 545-4 820 t ; 123,4 x 16,5 m (405 x 54,1 x 32,6 pieds) ; 1 machine alternative à triple expansion ; 577 nhp ; 11-12 nœuds.
Armement : N. C.

Observations : Cargo mixte anglais lancé en 1912 sous pavillon britannique pour le compte de la British & African Steam Navigation Co Ltd, Elder, Dempster de Liverpool sous le nom de Eloby. Numéro de chantier 520.

Le pavillon de la Compagnie et verso de la carte
Cigarett’card Lloyd Zigaretten (Bremen) 35x60mm Coll. SetMC

19.07.1917 : torpillé et coulé par 35°11N et 15°38E par le sous-marin allemand U-38 (KL Max Valentiner qui sera remplacé le 16 septembre de la même année par Wilhelm Canaris, le futur patron de l’Abwehr) à 75 milles dans le secteur SE de Malte. 56 victimes britanniques sont à déplorer, dont le capitaine du navire, selon les sources anglaises, auxquelles s’ajoutent des éléments du 1er Régiment d’Artillerie de Montagne appartenant au Groupe Tétu (74ème, 75ème et 76ème Batteries du 1er R. A. M.).
Le personnel avait été envoyé par chemin de fer par l’Italie, le matériel et les animaux par voie de mer avec une centaine d’hommes du Groupe et 3 officiers figurant au nombre des disparus.

Sources de l’auteur pour cette fiche:

Dictionary of disasters at sea during the age of steam, de Charles Hocking
Miramarshipindex.org
D-Base site U boot.net
histomar.net
M. Guy François

et en complément d’information sur le naufrage, nous avons trouvé cette fiche sur le site  www.uboat.net:

ce site répertorie les navires coulés par les sous-marin allemands, avec lieu et circonstances

Tous les sites consultés rapportent les mêmes éléments… sauf que le 1er RAM n’était pas le seul régiment à avoir des troupes sur le bateau! D’autres militaires ont profité du voyage, probablement pour rejoindre leurs unités déjà engagées aux Dardanelles.

Nous avons trouvé leur trace sur un site de généalogie: www.memorialgenweb.org, qui consacre une page aux naufragés de l’Eloby. Il y avait à bord des éléments des 115e Régiment d’Infanterie Territoriale, 96e Bataillon de Tirailleurs Sénégalais, 141e Régiment d’Infanterie, 19e Régiment de Dragons, et au moins 1 spahis du 3e Régiment de Spahis Algérien.

Et pour escorter le courrier, un sous-agent convoyeur des PTT, affecté au service de l’Armée d’Orient du Trésor et Poste, Jacques Giorgi, un corse de Santa Maria di Lota.

Ce qui porte le nombre de disparus à plus de 210, constitués de 56 britanniques, environ 125 hommes du 1e RAM et plus de 30 hommes des autres régiments.

Et nous avons confirmation de la présence de la 76e batterie à bord, car figurent dans les disparus: l’adjudant David et le maréchal des logis Mathery qui ne sont ni de la 74e, ni de la 75e batterie.

 

le sous-marin allemand U38:

c’est toujours du site Uboat.net que proviennent ces informations:

le U38 est de la série des types U31:

et son commandant, Max Valentiner:

avec un « palmarès » impressionnant de plus de 140 navires coulés, il sera classé comme criminel de guerre par les autorités britanniques pour ses méthodes d’attaque « non orthodoxe »…

 

Le Naufrage:

Voici le verso de la carte que Louis a écrite à sa sœur le 24 novembre 1916. Est-ce elle qui écrit le commentaire?

Madeleine Bisson, la sœur de Louis, 18 ans en 1917

 

L’attaque a été brutale et le navire a coulé en 36 secondes!

Voici ce qu’en disent les journaux de marche des 74e et 75e batterie:

Le sous-officier survivant est le maréchal des logis Garnier, de la 74e batterie, comme le confirme le site www.netmarine.net:

il y aura 6 hommes de troupe également survivants, mais Louis n’est pas du nombre.

Voici sa fiche sur Mémoires des Hommes, où il est enregistré « Mort pour le France »:

Et voila comment un bout de métal et 5 photos nous ont emmenés à la rencontre d’un poilu normand qui a eu une destinée peu ordinaire.

Un ga’ d’ Falaise qu’aura échappé aux plus violents combats sur le sol national pour aller mourir au soleil, un ga’ d’ la terre qu’est mort en mer avec « ses » ch’vaux.

Reste une question: comment la plaque d’un disparu en mer s’est retrouvée dans les archives familiales???

 

* Pour la bibliographie

Sous le titre « fonds MANCEL » sont conservés des documents, photos et aussi journaux concernant:
1. L’aviation (Nombreux journaux)
et André MANCEL, qui fut chef pilote à l’aéroport de Deauville-Saint-Gatien.
2. La famille Hemery de Deauville.
3. Les autres liens de la famille Mancel, comme ici BISSON.

Remerciement à Monsieur Jean-Luc Mancel, donateur du fonds qui nous a aiguillé sur les détail familiaux.

 

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