Nous abordons dans cet article un épisode connu des marcophiles et amateurs de vieux papiers, mais qui a rarement été expliqué.
En 1987, Pascal Fouché publie l’Édition française sous l’occupation, et dans le tome I, page 199, il écrit :
« La guerre a eu pour effet immédiat l’arrêt presque total des importations de papier, et la diminution des effectifs dans les papeteries françaises a rapidement conduit à une grave pénurie. L’armistice a relancé la production mais elle demeure loin de son niveau d’avant-guerre, et les importations sont également moins importantes. Le gouvernement prend des mesures pour récupérer les vieux papiers ; depuis le 15 mai 1940, il est interdit de les jeter dans les poubelles sous peine d’amende…/… On trouve moins de sortes de papier, moins de formats différents, et moins de grammages différents, mais au début de l’Occupation, on peut encore produire. Dès les premiers mois de 1941, on commence à évoquer un possible contingentement du papier du fait de la rareté des matières premières ».
En juin 2012, dans la Revue Des Deux Mondes, pages 119 à 126, André Derval publie un article intitulé Papiers français sous l’occupation. Il écrit :
« La situation se révèle en effet d’autant plus aiguë que la production et la distribution du papier étaient déjà problématiques avant l’Occupation. Le procès-verbal d’une réunion de la Commission exécutive de la Fédération des journaux français, datée du 20 février 1940, indiquait par exemple qu’il fallait se féliciter du décret du 20 janvier « obligeant les exploitants forestiers à livrer aux usines de papier leur bois de sapin et d’épicéa, à l’exclusion de tous autres usages ».
Toutes les activités utilisant du papier sont touchées et en mars 1942, l’état français publie une décision « encadrant l’octroi exclusif de papier de bureau et d’emballage » à une liste très restreinte d’organismes, publics ou financiers (administrations et banques).
C’est encore André Derval qui écrit :
« Les restrictions demandées aux différents services des Messageries Hachette seront spectaculaires : suppression des courriers intérieurs (au profit du téléphone…), récupération « des vieux imprimés pour servir de papier à notes ou de doubles de factures » ; on passe ainsi de 4 450 enveloppes « service intérieur» en juin 1942 à 300 en août 1943, les « pièces jointes » ayant totalement disparu… Dans le même temps, le ministère des Finances réforment les formulaires de déclarations de revenus, l’Imprimerie nationale ceux des Postes et télécommunications – même la qualité des timbres-poste est abaissée ».
Nous trouvons trace de cet épisode de pénurie dans nos collections philatéliques, marcophiles ou d’histoire postale.
En philatélie, à partir de 1942, nous voyons apparaître les « papiers fins », « papiers transparents » et « papiers carton », principalement sur les séries Pétain de Hourriez et de Bersier. Les timbres sont imprimés sur tous les papiers disponibles.
Coin daté du 06/01/1941, n°517 Bersier, papier normal crème
Coin daté du 15/05/1943, n°517 Bersier, papier normal blanc
Coin daté du 02/03/1944, n°517 Bersier, papier fin transparent crème
Coin daté du 20/03/1944, n°517 Bersier, papier à trame blanc
Pétain de Hourriez 70c orange n°511. Moitié haute d’une feuille de 100 papier normal.
note : la case 2 présente la variété constant C avec cédille
Pétain de Hourriez 70c orange n°511. Moitié gauche d’une feuille de 100 papier fin.
note : la case 2 présente la variété constant C avec cédille
En marcophilie, ce sont les flammes qui nous laissent une trace de cet épisode historique à partir de 1942 :
n°517 Bersier seul sur lettre
oblitération mécanique International Flier de Paris XI Rue Mercoeur 4 avril 1943
(note : avril en chiffres romains IIII au lieu de IV)
flamme de propagande LE PAPIER EST RARE ECONOMISEZ LE
Les flammes des oblitérations mécaniques sont un moyen de propagande facile et peu onéreuse. Elles sont utilisées depuis la Première guerre Mondiale, d’abord pour les messages de La Poste :
– 1916 à Paris XVI : COLLER LE TIMBRE EN HAUT ET A DROITE DE L’ENVELOPPE
– 1916 à Paris XVII : POUR PARIS METTEZ LE NUMERO DE L’ARRONDISSEMENT
Puis pour des messages patriotiques :
– 1918 à Paris XVII : GASPILLER : C’EST TRAHIR, ECONOMISER : C’EST SERVIR
Les messages vont se multiplier entre les deux guerres, pour promouvoir différentes causes, par exemple :
– les Jeux Olympiques (PARIS MAI JUIN JUILLET1924),
– des opérations de santé publique (SAUVONS LES MERES ET LES BEBES),
ou même faire des publicités aujourd’hui totalement interdites :
– FUMEZ LES CIGARETTES CELTIQUES, ou LE VIN EST UN ALIMENT, BUVEZ DU VIN
Durant la Seconde guerre Mondiale, ce sont les messages patriotiques qui reviennent :
-DETRUIRE UN MENSONGE C’EST PRENDRE UN CANON A L’ENNEMI
puis ceux du gouvernement de Vichy :
-NOTRE EMPIRE VEUT UNE MARINE FORTE, ou UN BON DE SOLIDARITE NE SE REFUSE PAS
Cette flamme de propagande sera utilisée jusqu’en 1946.
n°715 Marianne de Gandon seul sur lettre
oblitération mécanique International Flier de Paris 108, 7 et 9 Bd Haussmann, 14 février 1946
flamme de propagande LE PAPIER EST RARE ECONOMISEZ LE
Cela amène parfois à des économies mal perçues par le public…
Ouest Eclair, 24 février 1943, page 2
Mais cela est un message générique… il faut motiver le public en lui indiquant des moyens pratique d’économiser ce papier rare… Une nouvelle flamme fait sont apparition en 1943 :
n°517 Bersier seul sur lettre
oblitération mécanique International Flier de Paris XVI Rue Singer, octobre 1943
(note : absence du quantième dans le timbre à date)
flamme de propagande UNE ENVELOPPE RETOURNEE PEUT ENCORE SERVIR
En effet, le manque d’enveloppe se fait cruellement sentir;
Extrait du Bulletin de la Société Préhistorique, juillet 1943, page 180.
L’Action Française, 30 mars 1943, page 2
Cette flamme de propagande sera utilisée jusqu’en 1945.
n°652 Iris seul sur lettre
oblitération mécanique International Flier de Paris Tri n°16 Rue Singer, 16 février 1945
flamme de propagande UNE ENVELOPPE RETOURNEE PEUT ENCORE SERVIR
Il suffisait d’y penser !
Le Journal, 12 mars 1943, page 1
Une fois ouverte proprement, l’enveloppe contenant le courrier reçu peut être réutilisée en décollant proprement les plis, puis en les repliant à l’envers.
Si la lettre a été fermée (collée)… il suffit de retailler le rabat pour obtenir une nouvelle lettre légèrement moins grande….
Et donc, après la philatélie et la marcophilie, c’est en Histoire Postale que nous abordons le sujet de la pénurie de papier :
Lettre en franchise militaire datée du 12 avril 1945 de La Tronche pour Cholet, enveloppe retournée et retaillée. Envoi initial de Marseille-Capucine le 28 avril 1943 pour La Tronche.
note : timbre Pétain n°517 collé tête en bas, signe de résistance
Après son retournement l’enveloppe a été refermée au moyen de bandelettes adhésives provenant du bord de feuille de la feuille de timbres.
Particuliers, professionnels, administrations, organismes caritatifs, tous jouent le jeux du retournement.
n°413 « République » et n°546 « Postes » sur lettre de Montauban le 28 décembre 1942 pour Auvillar,
enveloppe retournée par le délégué de la Croix-Rouge de Montauban
envoi initial lettre en franchise postale de Lauzerte le16 décembre 1942 pour Montauban, lettre adressée au délégué de la Croix-Rouge pour le service des prisonniers de guerre.
Le retournement est parfois laborieux, et nécessite de « bricoler » le recollage. On obtient alors une enveloppe aux angles aléatoires.
n°517 seul sur lettre de Pervenchères le 20 août 1942 pour Petit-Ivry, enveloppe retournée et retaillée
Envoi initial n°514 et 549 (Postes) sur lettre de Nogent-le-Rotrou pour Pervenchères le 21 juillet 1943
Le plus facile est d’utiliser une enveloppe ayant contenu un imprimé, car réglementairement, le rabat n’a pas été collé, les imprimés voyageant sous enveloppe ouverte pour bénéficier du tarif réduit (La Poste doit pouvoir contrôler le contenu de la lettre).
n°813 Marianne de Gandon seul sur lettre oblitération mécanique RBV Bordeaux R.P. , 14 novembre 1950 pour Tarbes. Flamme de propagande BORDEAUX SA GAMME DE VINS INCOMPARABLES
Envoi initial d’un imprimé sous enveloppe ouverte affranchie d’un timbre préoblitéré n°105 émis en juin 1949 pour St Pandelon (Landes).
L’utilisation dans l’autre sens est plus rare … de récupérer une enveloppe envoyée fermée pour renvoyer un imprimé sous enveloppe ouverte !
Enveloppe affranchie au tarif des imprimés (tarif du 8 juillet 1947) de Gannat pour Charmes le 12 août 1947. Enveloppe retournée
Envoi initial lettre fermée de Moulins-Gare le 11 juillet 1947 pour Gannat
La plupart des lettres retournées présentent un délai important entre l’expédition initiale et le réemploi. Mais il arrive parfois que le réemploi soit rapide.
n°517 seul sur lettre de Sancoins le 3 juillet 1944 pour St Amand-Montrond.
Enveloppe retournée et renvoyée dans les15 jours suivant sa réception
Envoi initial lettre en franchise postale du service des chèques postaux de Clermont-Ferrand le 22 juin 1944 (OMEC au dos)
Voir même très rapide….
n°517 seul sur lettre de Bannegon le 29 juin 1944 pour St Amand-Montrond.
Enveloppe retournée et renvoyée dès sa réception
Envoi initial lettre recommandée de St Amand-Montrond le 27 juin 1944 pour Bannegon affranchie d’un n°521B seul sur lettre.
Distribution à Bannegon le 28 juin (timbre à date au verso)
La raison de cette rapidité est qu’en 1944 la pénurie de papier devient vraiment sérieuse, et les usagers vont rechercher les vieilles enveloppes restées au fond des tiroirs…
n°517 seul sur lettre de La Côte-St-André pour Grenoble le 7 juin 1944.
Enveloppe retournée et renvoyée trois ans après sa réception
envoi initial lettre en franchise postale de Lyon le 22 août 1941 pour Semons, distribuée par le bureau de recette de La Côte-St-André le 23 août 1941 (timbre à date au dos)
Après 1946, même si il la propagande des flammes s’est arrêté, l’usage du retournement est devenu une habitude pour les économes citoyens… car il y a toujours pénurie :
La Champagne , 13 octobre 1945, page 2
Libération, 16 juillet 1948, page 3
n°813 Marianne de Gandon seul sur lettre oblitération mécanique RBV de Bordeaux R.P. , 2 octobre 1950 pour Tarbes
Envoi initial n°713 Marianne de Gandon et paire du blason Lorraine n°757. Ooblitération mécanique RBV de Clermont-Ferrand, 31 août 1946 pour Dax
La pénurie de papier est même sujet à sourire…
Le Bon Répertoire, septembre 1947
Avec le retour de la prospérité, la qualité des enveloppes s’améliore… mais certains usagers sont très économes… je n’ai pas dit pingre !
n°813 Marianne de Gandon seul sur lettre oblitération mécanique RBV de Dax, 23 janvier 1950.
Flamme de propagande DAX GUERIT TOUS RHUMATISMES, adresse rédigée sur un papillon blanc collé sur l’enveloppe; le papillon blanc est également du papier de réemploi (liste électorale)
Envoi initial n°813 Marianne de Gandon seul sur lettre.
Oblitération mécanique Krag de Paris 96 Rue Gluck, 18 janvier 1950.
Flamme de propagande REBOISER DEVOIR NATIONAL PLACEMENT FAMILIAL
Après-guerre, il faut relancer la production, et pour produire du papier, il faut de la pâte à papier… donc des arbres pour faire cette pâte.
Le gouvernement lance une grande opération de promotion pour le reboisement .
n°813 Marianne de Gandon seul sur lettre.
Oblitération mécanique RBV Paris XIII Avenue d’Italie, 8 octobre 1949.
Flamme de propagande REBOISER DEVOIR NATIONAL PLACEMENT FAMILIAL
La pénurie de papier va durer jusqu’au début des années 1950. Les particuliers vont rapidement abandonner la technique laborieuse du retournement, pour revenir aux enveloppes neuves. Il en est de même pour les gros utilisateurs de courriers car le retournement est chronophage, mais pour quelques petits utilisateurs, il n’y a pas de petites économies… et on trouve des techniques de réemploi des enveloppes jusqu’à la fin des années 1950.
Paire du n°1126 Palais de l’Élysée sur lettre pour Caen, Longues-sur-Mer le 2 juillet 1957 sur enveloppe de réemploi, recouverte d’un papillon papier blanc (le papillon blanc est également du papier de réemploi, c’est un bulletin de vote des élections législatives du 2 janvier 1956 pour le Parti Républicain Radical et Radical Socialiste).
Envoi initial du 14 juin 1957 de Caen pour Longues sur Mer.
Collection Bruno BONNET
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