Contrairement à notre habitude, cet article est écrit à la première personne… il n’engage que moi, car à ce jour nous n’avons pas suffisamment d’éléments « officiels » pour certifier nos arguments, même si le faisceau de preuves commence à être conséquent.
Depuis la parution de mon livre sur les « Courriers Europe-Asie par le Transsibérien 1903-1941 », de nombreux collectionneurs m’ont communiqué des pièces de leur collection.
Parmi les derniers en date, Etienne FERRIEN, adhérent de La Philatélie Chinoise, de Col.Fra et de ICP qui m’a communiqué la lettre ci-dessous:
lettre de Paris pour Tien-Tsin,
départ le 17 juillet 1903, arrivée le 22 août 1903
durée du voyage: 36 jours
Dans le livre, j’ai omis d’indiquer dans mon introduction une lettre que Jacques DESROUSSEAUX cite dans son ouvrage « Les Postes Françaises en Extrême-Orient », édition originale de 1972. Cet oubli m’a été rappelé par Gérard DESARNAUD…
…mais elle figurait bien dans mon inventaire de la page 69.
Il faut dire que cette lettre me posait 2 problèmes: le premier, c’est qu’elle n’a pas été reproduite donc incontrôlable; le second, inconscient, c’est qu’elle perturbait un peu ma présentation!
Alors « mea-culpa », il est temps de revenir sur ce sujet épineux:
Y-a-t-il eu du courrier France-Chine par le transsibérien avant octobre 1903?
.
le courrier Chine-France avant octobre 1903
Ici aucun doute, et les exemples ne manquent pas dans vos collections, il y a bien eu des courriers émanant de Chine et transportés par la poste russe par le Transsibérien.
Voici un message de J.L. BORDEAU à ce sujet:
…Sur l’utilisation du transsibérien avant le 1er octobre 1903, date officielle de l’ouverture, je n’ai vu que des plis dans le sens Est-Ouest. Le plus ancien étant celui montré dans les routes de Sibérie de J. Gautherin qui date du 24 avril 1902 et qui est affranchi avec les timbres russes. Ceci est logique car le transit sibérien a dû commencer à peu près à cette époque et il n’était utilisé que pour les courriers passant par la poste russe. D’autres plis d’origine non russe ont dû suivre à la fin 1902 et au début 1903 avant que les exigences tarifaires russes ne soient connues et …acceptées. Les militaires français établis dans le nord de la Chine (Tien-Tsin, Shan-hai-kouan, Pékin…) ont dû être parmi les premiers informés de l’ouverture officieuse et très vite pouvoir faire passer du courrier tant que les russes l’acceptaient. La rigueur postale a sans doute été davantage laxiste…Ceux du sud (Shanghai, Canton,…) en ont sans doute eu connaissance plus tardivement et ont dû privilégier la voie maritime plus simple. Pour les villes du nord de la Chine les délais sont généralement inférieurs à 30 jours par la voie sibérienne…
le courrier France-Chine avant octobre 1903
La première question que je me suis posée est: Pourquoi la lettre montrée par Etienne voyage-t-elle 36 jours? alors que les lettres dans l’autre sens mettent moins de 30 jours.
Ce délai est généralement celui des courriers bateau par la voie de Suez, alors j’ai consulté le tableau de marche de « La Poste Maritime Française » de R. Salles, et les articles de journaux de l’époque (Le Petit Journal particulièrement, et sa rubrique « sur Mer »).
-les paquebots des Messageries Maritimes transportant le courrier partent de Marseille le dimanche, une semaine sur deux
-les départs pour le mois de juillet 1903 sont le 12 et le 26. La lettre d’Etienne étant du 17 juillet, elle ne peut prendre que le bateau du 26 (le Salazie), mais ce dernier arrive à Shanghaï le 28 août, soit 6 jours après la distribution de la lettre à Tien-Tsin. Donc elle n’a pas voyagé par le paquebot français!
Je cherche l’article du journal, et aucune mention du Salazie sur l’édition du 26 juillet. Je vais donc consulter l’édition du lundi 27… le paquebot est parti le dimanche à 16h avec 230 passagers. Et en dessous…
il n’y a donc pas que les Messageries Maritimes qui transportent le courrier pour les troupes d’occupation en Chine!
Donc retour vers le Petit Journal pour la date de notre lettre, elle est postée le 17, donc l’information doit se trouver dans le journal du lundi précédant, soit le lundi 13 juillet:
et un courrier posté le 17 juillet avec un départ le 18.07 de Paris nous donne une arrivée approximative entre le 20 et le 25 août à Tien-Tsin suivant le délai bateau par Suez!
La suite m’a été transmise par Jean-Luc DELAUX:
…le fait que ces courriers militaires aient transité par un bateau français ou anglais ne me semble pas surprenant au vu du Décret 20 Mars 1888 dont je vous livre une partie de l’analyse (cf Jean-Louis Bourgouin):
« En conséquence, à partir de la réception de la présente instruction, les lettres à l’adresse ou provenant des militaires et marins hors de France peuvent être indifféremment comprises dans des dépêches acheminées par la voie française ou par des voies étrangères, sans perdre le bénéfice du droit à la taxe intérieure métropolitaine. »…
…par contre, contrairement aux bateaux des MM, ceux de la P&O n’avaient pas d’escale à Saigon mais juste à Penang et Singapour. Mais ils existait des « steamers » qui reliaient les différents ports de ces mers…
Reste à clarifier un point… pourquoi les courriers par « voie étrangère » partent de Paris? C’est encore Jean-Louis Bourgouin qui nous donne la solution:
Bulletin mensuel n° 2, de février 1885 : Les correspondances pour le corps expéditionnaire du Tonkin et pour les bâtiments de guerre opérant dans l’Extrême-Orient sont expédiées chaque semaine, alternativement par les paquebots français partant de Marseille le dimanche de deux en deux semaines, à compter du 1er mars et par les paquebots anglais partant de Brindisi le lundi de deux en deux semaines, à compter du 23 février.
Note: Les courriers à destination de l’étranger ou voyageant par voie étrangère sont regroupé à Paris Etranger, puis mis éventuellement sous dépêche.
Bien sur, cette information date un peu en 1903, mais il faut y voir une indication: l’itinéraire de la « Malle des Indes » part de Londres, passe par Paris pour relier Brindisi, pas par Marseille, donc c’est probablement ce qui se produit encore en 1903. Même si le paquebot anglais fait escale à Marseille, le rattraper à Brindisi permet d’avoir une liaison par semaine avec la Chine en alternance avec le paquebot français! CQFD.
C’est encore Jean-Luc DELAUX qui apporte des précisions:
« …En 1885, la P&O ne dessert pas Marseille à l’aller mais juste Brindisi. En 1903, Marseille est bien un port d’escale de la P&O, néanmoins si l’on reprend la lettre d’Etienne elle est datée du 17/07 à 21H30, probablement trop juste pour attraper « l’Himalaya » de la P&O en escale à Marseille. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’elle a pris l’ambulant de nuit Paris – Modane …/… Passage à la poste Italienne pour transfert par fer à Brindisi. Le bateau « Isis » de la P&O part le 20/07 de Brindisi pour arriver le 22/07 à Port-Said. A Port-Said elle retrouve « l’Himalaya » pour arriver à Colombo le 01/08. Changement de bateau pour le « Chusan » et départ le lendemain pour Shang-Hai où elle arrive le 17/08. Ensuite transfert vers Tien-Tsin. Contrairement aux MM, les changements de bateaux étaient la règle pour la P&O… »
Mais je continue la chasse aux indices, car tout cela ne prouve pas que notre lettre n’a pas pris le Transsibérien! même si les horaires de la P&O cadrent parfaitement avec la lettre d’Etienne.
J.L. BORDEAU me donne son avis:
…Dans le sens Ouest-Est, la connaissance de l’ouverture a sans doute été plus tardive et la réglementation postale s’est vraisemblablement appliquée dans toute sa rigueur. Donc, à mon sens très certainement aucun pli passé avant le 1er octobre 1903. Ceci reste bien entendu à confirmer. Pour ce qui concerne les mentions « voie Sibérie », « par transsibérien… », elles ne sont généralement pas respectées et les plis prennent le bateau. Ce qui est le cas des trois lettres d’Etienne qui ont mis plus de 30 jours. Les postiers français ont dû aménager leurs casiers de tri pour y ajouter une case « via sibérie » courant octobre 1903 (comme cela a dû se faire pour les premières dessertes aériennes où le courrier était discriminé dès le départ). Ceci peut expliquer que les lettres avec la mention « via Sibérie » aient été confiées à l’ambulant direction Marseille puis le bateau et qu’ils n’ont aucunement tenu compte de la suscription. De toute manière il était trop tard et le train parti!…
un wagon d’ambulants…
image proposée par Sylvie & Michel CATHERINE,
Réf. Louis Paulian / La Poste aux lettres/ 1898
Paris-Marseille… ou Paris-Modane vers Brindisi…
Donc je retourne au Petit Journal, et… tous les articles indiquent:
…forces navales des mers d’orient (ce sont les forces en Chine), station du Tonkin par Haïphong, station de Cochinchine par Saïgon…
jusqu’au journal du 14 septembre:
mais à partir du 21 septembre:
les forces navales des Mers d’Orient ne sont plus citées, seuls les stations indo-chinoises le sont à partir du 25 septembre (par Paris), Marseille le 6 octobre, Paris le 12 octobre, etc…
La voie Transsibérienne ouvre le 1er octobre pour le sens France-Chine et Japon. La chose devait être annoncée déjà depuis quelques temps, et ce qui expliquerait que les courriers du 25 septembre ne soit pas partis par bateau, ils ont probablement été stockés en attente de l’ouverture du rail, puisqu’ils arriveraient en Chine avant les courriers par mer.
Les mentions « Par Sibérie » ou similaires sur des courriers France-Chine antérieures au 20 septembre 1903 sont probablement le fait de personnes bien informées, anticipant l’ouverture de la ligne qui devait être très attendue des familles des militaires en Chine qui recevaient probablement déjà du courrier par cette voie.
Mais ces courriers n’ont certainement jamais vu la Sibérie et le Transsibérien, mais un autre train : le PLM ou le Paris-Modane (vers Brindisi)
Moralité: UN TRAIN PEUT EN CACHER UN AUTRE
Ceci n’est bien sur qu’une hypothèse basée sur des indices. Il faudrait maintenant confirmer cela par un texte officiel.
Un indice supplémentaire:
A partir du 1er juillet 1903, le bénéfice de la loi du 30 mai 1871, concernant la franchise postale des corps d’armée en campagne, cesse d’être appliquées à la correspondance des militaires ou marins faisant partie des troupes détachés en Chine.
Il faut bien préparer les utilisateurs à la surtaxe* que la poste française va devoir payer aux Russes pour transporter le courrier par le Transsibérien!
(*: d’après H. Tristant, cette surtaxe était de 15F par kilo pour les lettres. Cf: Feuilles Marcophiles n°163)
quelle enquête!!!!! pour des résultats aussi surprenants que savants
bravo
François