Vu ainsi, cet affranchissement ressemble plutôt à une épave, et il serait normal de se demander ce qu’il vient faire sur notre site. Cette très belle série de timbres du Soudan britannique est très prisée des collectionneurs, et ce type « dromadaire trotteur » aurait mérité meilleure fortune.
Rassurez-vous visiteurs heureux, nous faisons partie du club de fans de cet animal, et vous aurez l’occasion d’en voir d’autres bien plus jolis.
En attendant, voyez pourquoi nous avons choisi de commencer le Soudan britannique par cette pièce « usée » :
Nous sommes en 1923, et l’expéditeur de la lettre, nommé Danzé (militaire, 1e Compagnie ? = son adresse est sur une autre lettre) se trouve à Abeché au Tchad, territoire colonial de l’Afrique Equatoriale Française. Les troupes basées au Tchad sont des tirailleurs sénégalais (3 bataillon de 800 hommes) Depuis avril 1923 les troupes au Tchad ne sont plus en opération, donc ils ne bénéficient plus de la franchise postale par la voie militaire (voir l’article de Bernard Lanne dans la Revue Histoire:Résistances et mouvements anticoloniaux au Tchad (1914-1940) )
carte de la région que la lettre va parcourir (Atlas Quillet 1925; Coll. SetM.C.)
(Abeché est à droite du N de Française, à peu près au centre de la carte)
Les troupes françaises en station surveillent le territoire et la frontière, mais les relations avec les anglais sont cordiales, et ils peuvent traverser la frontière si nécessaire.
La possibilité la plus normale pour cette lettre serait de la remettre au vaguemestre pour la voie française: dans ce cas notre lettre aurait traversé le Tchad puis le Cameroun (voie mixte auto et bateau probablement via Fort-Lamy) pour rejoindre Douala… avec toutes les complications de voyage bien connues pour environ 900kms de pistes incertaines.
À Douala elle aurait du attendre le paquebot de Bordeaux (ligne Matadi à Bordeaux) qui ne passe qu’une fois par mois… et dont le voyage est d’environ un mois pour la France.
Tous ces délais rebutent notre expéditeur qui imagine la solution la plus simple: profitant d’une »mission » au Soudan britannique, il emporte son courrier dont voici détaillé maintenant le trajet stupéfiant !
Première partie du voyage
1. Parti de Abeché où il stationne, notre expéditeur affranchit sa lettre au Soudan…
1bis. des bandes de renforcement ont été apposées au verso. Il est probable qu’elles soient mises par l’expéditeur dès le départ. Ce petit bord de feuille correspond aux couleurs du 4 millièmes brun et vert
2. …et il poste sa lettre à GENEINA-SUDAN premier bureau britannique après la frontière, le 10 mai 1923.
3. Elle est oblitérée à EL FASHER le 19 mai et mise en dépêche par la voie du Nil, train et bateau (nous le reverrons) pour…
4. LE CAIRE le 12 juin (oblitération mécanique Krag de 2e génération)
C’est long, mais pas anormal vu la distance: jusqu’à ce point tout va bien … sauf l’adresse qui est confuse et en français, mélangeant la destination et la voie souhaitée « Via Kerenik, El Facher, Kartoum » .
Tout cela n’est pas simple pour un postier égyptien (quoique les hiéroglyphes non plus).
Deuxième partie du voyage
Au Caire la lettre, au lieu d’être mise en dépêche française, repart dans l’autre sens…
5. Le 30 juin elle est vue sur le bateau de Shellal-Halfa.
Mais nous distinguons ici 2 TàD superposés…dont voici les reproductions extraites du livre de MM.Antonini et Grasset, qui est notre référence ici et qui traite magnifiquement du sujet:
Le TàD du dessous, à peine visible est au type 10 (nous le reverrons plus tard), avec la mention SHELLAL-HALFA / T.P.O. / N°2, et daté du 29 juin. Le TàD du dessus, qui est bien lisible est au type 8 SHELLAL-HALFA / T.P.O. / N°1 /* (TPO signifie Travelling Post Office et peut désigner un bateau ou un train suivant les lieux. Le trajet étant alterné pour passer les cataractes du Nil. SHELLAL s’écrit indifféremment SHALLAL suivant les cachets, et Challal sur notre carte).
Notre hypothèse… La lettre descend vers Karthoum le 29 juin (TPO N°2), et à Wadi-Halfa elle repart dans l’autre sens (TPO N°1) vers Alexandrie
belle carte-postale photo montrant l’un de ces bateaux du Nil, au verso le même type de cachet.
(nous reviendrons sur cette carte à la fin de cet article)
6. ALEXANDRIE le 11 juillet, et à nouveau elle repart dans l’autre sens, vers Geneina!!!
7. 25 juillet revoici le bateau SHELLAL-HALFA / T.P.O. / N°2. Toujours un bateau sur ce trajet.
8. le 15 août, elle passe à EL FASHER
9. 17 septembre « retour à la case départ » à GENEINA dont le TAD est apposé devant à droite des timbres et une mention « France » au crayon violet est ajoutée et El Facher souligné: nous pensons que c’est à ce moment à GENEINA, la position du cachet semble l’indiquer.
Une marque anglaise « MISSENT » (mal dirigée ! Un minimum d’évidence) est apposée, peut-être aussi dans ce bureau.
Troisième partie du voyage
10. Le 29 septembre nous repassons à EL FASHER
11. Le 16 Octobre la lettre porte le TàD KHARTOUM-EL OBEID / T.P.O. / N°1 qui est un train.
Pour illustrer ce passage voyez cette carte postale de l’importante gare de KHARTOUM (Oblitération de ATBARA en 1914).
12. SHELLAL-HALFA /T.P.O./N°2/SUDAN
On s’aperçoit sur ces deux derniers TAD que le sens du voyage n’est pas toujours exact, laissant penser que son usage pouvait être assez aléatoire?
13. Le 21 Octobre notre lettre revient enfin au CAIRE (obl.mécanique) pour emprunter la voie « normale » des paquebots francais des Messageries Maritimes.
Dernière partie du voyage
Mise sous dépêche directe elle ne sera plus manipulée jusqu’à son arrivée à destination. On ne peut que supputer son voyage par le paquebot de la ligne Yokohama à Marseille N°9, le « André Lebon », seul qui soit dans les dates, arrivé à Marseille le 25 octobre !
14. TAD de AUDIERNE du 29 octobre soit 5 mois et 19 jours après son départ du Tchad.
Mention manuscrite « Parvenu en mauvais état au bureau d’Audierne » : on le serait à moins que ça ?
Epilogue
et voici la vue globale du parcours:
Pour compléter, et garantir l’authenticité de cette correspondance, voici 2 autres lettres du même expéditeur dont le trajet a été plus simple.
A. La photo montre une lettre du mois d’avril 1923 postée aussi à GENEINA et arrivée à AUDIERNE (Via EL FASHER et le bateau SHELLAL-HALFA T.P.O.N°2)
B. Une lettre de l’année précédente, celle qui porte le nom de l’expéditeur, est postée le 2 octobre 1922 à KERENIK (puis EL FASHER, SHELLAL-HALFA T.P.O.N°1 et LE CAIRE Obl. mécanique) et arrivée à AUDIERNE le 13 novembre.
Conclusion: Ces deux pièces viennent confirmer que les français circulaient librement dans la zone frontalière assez avancée du Soudan britannique, et que cette voie postale était utilisée « couramment » … si on peut dire !
Amusement final.
C’est un tic ou un toc ? Nous aimons nous amuser à terminer nos propos par une « pirouette » : voici donc une image inverse assez étonnante puisqu’elle est ici depuis une semaine, et les autres vingt ans !)
La lettre montrée ci-dessous est de 1936, elle part de Brest / Finistère , PAR AVION Pour GENEINA (Eh oui c’est incroyable) mention manuscrite en haut « Via Cairo Khartoum » . Le verso nous montre un passage à PARIS R.P.AVION (mécanique International « Flier ») puis TàD de KHARTOUM A et arrivée à GENEINA FORT qui n’est pas un cachet très commun.
Notes:
-toutes les images sont des pièces de notre collection « Soudan britannique ». Collection Sylvie et Michel CATHERINE (CPL).
-Des villes ont depuis changé de nom, ainsi GENEINA est devenue AL JUNAYNAM, KERENIK est maintenant KABKABIYA
SHELLAL peut être indifféremment orthographié SHALLAL suivant les cachets. Et Challal sur notre carte.
Bibliographie résumée:
. Comme d’ habitude les références maritimes sont celles des catalogues Salles.
. Pour le Nil : voyez E.Antonini et Dr Grasset
Histoire postale des lacs et des rivières du Monde.
(Ed. David Feldman SA . Genève 1984).
à consulter également:
-sur le site de Science Po: la conquête militaire du Tchad, par M. Debos
-sur le site du Codesria (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique), le mémoire de maîtrise de M. Assileck Conquête coloniale et délimitation des frontières du Tchad (à télécharger), voir particulièrement la page 53
Pour revenir sur la carte-postale du bateau sur le Nil:
Ce magnifique bateau nous fait penser à Agatha Christie et son roman « Mort sur le Nil »,
dont l’adaptation cinématographique avec Peter Ustinov a été tournée à bord du « Sudan »
mais nous avons aussi porté notre intérêt sur le verso de la carte:
et sur le texte qui nous donne des informations importantes:
« …je remonte vers Assouan, 2 jours 1/2 sur le Nil après 26 heures de chemin de fer dont 12 dans le désert… »‘
les 26 heures de chemin de fer: du sud Soudan à Wadi-Halfa
les 2 jours 1/2 de bateau: Wadi-Halfa à Shellal
et le TàD (au type 14 Antonini) nous confirme que le sens de circulation n’est pas indiqué par le nom de la ligne mais par le N°. SHELLAL-HALFA c’est le nom de la ligne dans les deux sens, N°1 est le trajet Nord-Sud, et N°2 le trajet Sud-Nord.
Ce principe est le même pour les TàD ferroviaires, N°1 dans le sens du courant du fleuve, et N°2 dans le sens à contre-courant du fleuve.
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